A travers une trentaine de personnalités tunisiennes, Pierre-Noël Denieuil brosse dans son nouvel ouvrage un portrait de groupe de Tunisiens et de Tunisiennes qui font bouger le pays. Ligne de vie d’un peuple. Tunisiens est une preuve d’amour d’un chercheur à l’égard d’un pays qu’il étudie et fréquente depuis plus de trente ans
Pierre-Noël Denieuil, directeur de recherche émérite au Cnrs en France, auteur de plusieurs ouvrages sur la Tunisie et ancien directeur de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc), découvre la Tunisie en 1988 lors d’un colloque organisé à Sfax. Il décide de consacrer son premier ouvrage à la deuxième grande ville tunisienne et à l’intelligence collective de ses entrepreneurs. L’idée d’écrire un livre avec une perspective plus large, en l’occurrence, « les Tunisiens » a pris du temps. Celui des amitiés contractées, des « empathies nouées », des recherches de terrain réalisées. Et également de la maturation de la connaissance de Pierre-Noel Denieuil de ce pays, de ses populations, de ses petites communautés, de ses enjeux et des transformations qui le traversent, notamment à la suite de la Révolution de 2011. Car le chercheur était présent en Tunisie en janvier 2011.
« Et depuis, nous continuons d’assister à cette resocialisation de la parole introduite dans le lien social tunisien. Elle fait l’objet de ce livre », écrit l’auteur dans sa déclaration d’intention, qui précède l’introduction de :« Ligne de vie d’un peuple. Tunisiens ». L’ouvrage de quelque 150 pages (Ateliers Henry Dougier, Paris, 2022), voit défiler une trentaine de témoins, tous tunisiens excepté feu le père blanc, Jean Fontaine. Interviews, portraits, reportages… C’est sous cette forme bien journalistique que le chercheur a choisi de présenter ses Tunisiens. Chérif Ferjani, Moncef Ouannes, Olfa Belhassine (l’auteure de ces lignes), Sihem Najjar, Sélim Ben Abdallah, Raoudha Guedri, Khookha Mc Queer, Dorra Bouchoucha, Sonia Mbarek, Fatma Kilani, Abdelkhalek Bchir et d’autres encore… s’expriment sur des thématiques qui tiennent à cœur à l’ancien directeur de l’IRMC. Des thématiques qui vont de la singularité tunisienne aux femmes, à la parole libérée, la société civile, la culture et les arts et la diaspora tunisienne.
Dès les années 20, le féminisme
Parmi les particularités de la Tunisie, son urbanité précoce, comparée avec les autres pays du Maghreb. L’historienne Sophie Bessis, interviewée par l’auteur, le relève : « Carthage était la troisième ville du monde romain après Rome et Alexandrie ». Parmi les autres traits qui distinguent ce pays, son féminisme, qui émerge dès les années 20, sous l’influence des réformismes arabes. Les premières associations de femmes voient le jour dans les années 30. Et si Bourguiba, comme le note Sophie Bessis, parie sur la scolarisation des filles et sur l’adoption d’un code de statut personnel avant-gardiste pour ancrer l’émancipation des femmes dans la réalité, il ne peut se départir de son féminisme d’Etat.
« La fin des années 1970 voit l’émergence du féminisme contemporain, qui grandit dans le contexte de la montée de l’islam politique. Ce féminisme s’est trouvé confronté à plusieurs défis. Le premier était d’accroître le domaine des droits pour arriver à l’égalité. Le deuxième était de lutter contre l’hégémonie du paradigme religieux qui vise avant tout les femmes. Le troisième était de ne pas être instrumentalisé par un pouvoir dictatorial qui vendait l’image des femmes libérées comme vitrine de sa modernité », ajoute l’historienne.
Le chapitre du livre intitulé : « Les femmes, maillon fort de la Tunisie », poursuit cette réflexion entamée par Sophie Bessis. Avec des entretiens avec Sana Ben Achour, juriste et militante féministe, Khaoula Materi, anthropologue, Nadia Benzarti, psychologue et cadre à l’Association Beity et Nedra Ben Smail, psychanalyste.
Pour Sana Ben Achour, fondatrice de l’association Beity en 2012, beaucoup de choses sont imbriquées : pauvreté, marginalité, décrochage scolaire et violences de genre. Dans ses propos recueillis par l’auteur, Sana Ben Achour revient sur une polémique qui a marqué les forums de débat ces dernières années, et qui dit beaucoup sur la vigilance des féministes tunisiennes, celle concernant l’égalité successorale.
« L’égalité dans l’héritage n’est pas un luxe, et beaucoup de femmes se retrouvent à la rue parce qu’elles ont été spoliées de leur héritage. 30% des personnes sans abri sont des femmes que le Samu social rencontre la nuit. Ce n’est pas une question idéologique, il s’agit plutôt et en premier lieu d’une question de justice sociale », s’insurge la juriste.
De nouvelles manières de résister
Dans cette même veine de résistance et d’engagement, le livre donne la parole à des représentants de la société civile, qui incarnent de nouvelles manières de manifester, de protester et de faire bouger les lignes en Tunisie.
Qu’ils soient des initiateurs de la campagne Manich Msamah (Je ne pardonne pas), un mouvement social jeune et aux slogans novateurs, ou encore des activistes LGBTQ et queer, ils portent tous des idéaux d’une nouvelle gauche ou encore une conscience que la diversité va jusqu’à la pluralité identitaire de genre.
Ainsi, pour Ramy, médecin et activiste LGBTQ, les gouvernements conservateurs donnent souvent lieu à des avancées : « car, contrairement aux progressistes, ils motivent à la vigilance… ».
Les ultras sont eux des « figures de l’extrême », selon Pierre-Noel Denieuil. Le sociologue Mohamed Jouili qu’il interviewe sur ce thème les définit ainsi : « Ils incarnent l’histoire et défendent les moments forts du club, son appartenance à une ville, à une région, ses confrontations avec la police comme premier ennemi, et avec les autres clubs comme des ennemis du moment, son hostilité au football business et aux médias qui les jugent comme des délinquants fauteurs de troubles ».
L’ouvrage démontre que la Tunisie de la tradition, de la culture et du goût est aussi riche que les débats et les mouvements sociaux qui la traversent. Et au chef Foued Ftini de nous prendre dans un voyage à la découverte des cuisines régionales et des terroirs où l’harissa est un ingrédient « sacré socialement ». Le chef va plus loin pour évoquer cet aliment consensuel : « Si tu n’aimes pas la harissa, tu n’es pas un Tunisien ! ».
Pierre-Noel Denieuil a mis dans « Ligne de vie d’un peuple. Tunisiens » tout son amour d’un pays qu’il fréquente depuis plus de trente ans. Son admiration de la « tunisianité » semble sans limites. Cette âme tunisienne qu’il pense incarnée dans une quête du consensus, la conscience du dialogue et les femmes, le maillon fort du pays.